feu de croisement
(dear father, Montvendre, Drôme, le 9 fév. 03)
Je suis repassé rue Colbert hier soir. Cette rue existe moins par elle-même, semblable à toutes les rues qui débouchent sur le cours Jean-Jaurès, que par l’inflexion et le sens que lui donne la lueur du souvenir. Mes pas d’enfant me guidaient souvent ici le samedi après-midi. Mon grand-père y tenait un petit salon de coiffure, c’était là, le local n'a pas bougé. Papi me faisait asseoir sur une chaise en bois un peu raide tout près de la porte, j’attendais qu’il termine son travail en feignant de lire les revues mises à la disposition de ses clients. Je guettais impatiemment le moment où, les brosses enfin rangées, il ouvrirait son tiroir magique pour en sortir une merveilleuse pièce de cinq francs, lourde et brillante. Mon sourire d’enfant heureux et mon gros baiser sur sa joue, c’était sa façon à lui de fêter la fin de la semaine.
Rue calme d’un soir d’octobre, quelques décennies plus tard. A deux pas du salon de coiffure, nous avons dîné dans ce Hammam Café que mon grand-père n’aura pas connu. Parlé des enjeux politiques de la ville, bu un excellent vin, ri de chanteurs faussement morts. Parfois le hasard et le temps nous rapprochent incidemment de nos chers disparus. Dans ce passé recomposé à l’impromptu, on voudrait glisser des personnages familiers de notre vécu, les faire sourire à ce que nous sommes devenus. On voudrait guetter leur tendresse, leur fierté peut-être et puis leur rendre la monnaie de cette pièce de cinq francs, avec de l’amour, beaucoup d’amour. Mais ce que la vie nous confisque un jour, nous ne le retrouvons pas. Notre amour se cogne à des ombres muettes, nos cris s’écrasent sur des vitres à peine translucides. Il est juste temps de regarder la lumière qui filtre à travers elles. Elle déroule un fil mince et cependant précieux, celui-là même qui nous aide à vivre.